Je cherche à faire exister la peinture pour elle-même, dans sa nudité et son intensité. Chaque œuvre est l’occasion de tendre vers une expérience directe de la couleur, réduite à sa matérialité et à son pouvoir de perception. Le spectateur n’a pas à « comprendre » mais à se confronter, par ses propres sens, à la vibration picturale.

Mon travail repose sur des protocoles précis, hérités de mon expérience dans l’univers pharmaceutique. Atmosphère contrôlée, hygrométrie, choix strict du pigment, gradations systématiques du blanc vers la couleur : tout est pensé et pesé. Pourtant, dans cette rigueur, subsiste toujours une part de lâcher-prise, une presque-goutte qui échappe, comme pour rappeler la fragilité de toute construction. La perfection technique n’est pas un but, mais un outil pour atteindre une surface sans trace, presque immatérielle. Cette neutralité devient le seuil d’une expérience sensible et méditative.

L’abstraction que je défends n’est pas froide : elle se nourrit de paradoxes. Elle est radicale mais sensible, matérielle et spirituelle. Elle peut prendre corps sur des toiles tendues sur châssis bois-aluminium, se déployer dans du verre fusionné, s’ancrer dans des meubles standardisés et dialoguer avec des végétaux. Ces formes s’articulent souvent dans des installations où la peinture sort de son autonomie pour entrer en relation avec l’espace environnant et les objets du quotidien. En associant la couleur pure à des éléments banals – une plante, un meuble, un mur, un son – je brouille les frontières entre trois dimensions : celle de la peinture elle- même, celle de la vie ordinaire, et celle, immatérielle, de la perception et du sensible. La peinture devient alors passage, interface fragile où ces mondes se rencontrent et se transforment. Elle respire comme une peau, révèle ses tensions, s’efface parfois, et invite à se perdre entre le visible et l’invisible.

Dans ce dialogue entre matière, quotidien et immatérialité, le geste reste la clef. Répété jusqu’à l’essentiel – un balayage horizontal, un recouvrement uniforme – il s’apparente à une psalmodie. Comme un chant, il inscrit la spiritualité dans l’acte de peindre et donne à la couleur une dimension méditative. Cette recherche se prolonge dans certaines installations : une toile vibrant au souffle d’un orgue détourné, un monochrome en dialogue avec le chant d’un rossignol. L’expérience picturale ne se limite plus au regard ; elle s’étend à l’écoute et au corps entier, ouvrant la perception au-delà du visible. Là où la couleur devient souffle, lumière et vibration, elle se fait présence vivante.

Mon ambition n’est pas d’imposer une interprétation, mais de créer les conditions d’une rencontre. Je conçois mes œuvres comme des seuils : entre couleur et lumière, entre objet et image, entre présence et disparition. Elles existent dans un espace de bascule, un « presque-rien » cher à Jankélévitch, où le spectateur expérimente la limite de la peinture. Plus qu’un langage, c’est une respiration. Plus qu’une image, c’est une expérience à vivre. »

Laurent Delecroix